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Suspiria: deux versions du même scénario

7 minutes
Dans les années 1970, Dario Argento nous a terrorisés avec la sorcellerie et le surnaturel de Suspiria. Des années plus tard, Luca Guadagnino nous propose un remake qui, bien qu'il s'inspire de l'original, réinterprète le précédent. Deux points de vue sur le même scénario, deux façons de comprendre la même histoire... Quelle version garderiez-vous ?
Suspiria: deux versions du même scénario
Leah Padalino

Rédigé et vérifié par critique de cinéma Leah Padalino

Dernière mise à jour : 22 décembre, 2022

Dans les années 1970, Dario Argento, un cinéaste italien, a surpris avec son inoubliable Suspiria. Ce film ouvre ce que l’on appelle sa trilogie des Trois Mères.

Le genre de la terreur, et plus particulièrement le giallo, a été à la base du cinéma d’Argento, qui a longtemps surpris et terrifié le public des salles de cinéma. En effet, s’il y a une couleur à laquelle on peut facilement identifier Argento, c’est bien celle du sang. Un rouge très présent dans sa filmographie et qui nous amène à une dimension esthétique de la terreur et de la violence.

Dans Suspiria, Argento a embrassé une terreur plus surnaturelle, énigmatique et pleine de symboles. Le cinéaste est parti d’un scénario écrit en collaboration avec son épouse, Daria Nicolodi. Il a choisi de laisser une grande partie de l’intrigue à l’imagination du public. Les spectateurs étaient chargés de reconstituer ces informations qui ne sont pas explicitement données dans le film. D’imaginer exactement ce qui se passait derrière les murs écrasants de l’Académie Markos.

Quelques décennies plus tard, en 2018, un autre italien, Luca Guadagnino, a dépoussiéré le scénario d’Argento et Nicolodi pour lui donner un nouveau sens. Il a imaginé tout ce que n’importe quel spectateur aurait pu interpréter. Il a élargi le petit univers qui nous était présenté dans les années 1970. Et il y a inclus quelques éléments de contemporanéité.

Ainsi, le Suspiria de Guadagnino s’éloigne énormémemnt de son référent. Pour autant, il ne laisse pas ses racines de côté et nous renvoie parfois à ce rouge si caractéristique du film d’Argento. Deux façons de comprendre la terreur, deux façons de susciter le suspense et, en bref, deux façons différentes de raconter la même histoire.

AVERTISSEMENT : l’article peut contenir des spoilers.

Suspiria : un univers féminin

A d’autres occasions, nous avons dit que, malheureusement, la présence des femmes au cinéma est apparue un peu tardivement. Longtemps, la présence féminine a été reléguée au second plan, aux rôles purement féminins : maternité, beauté, tâches domestiques, etc. Pendant des décennies, les hommes ont été les héros du cinéma. Sans parler du rôle rare que les femmes jouent dans les coulisses.

Cependant, Dario Argento n’a pas seulement compté sur sa femme pour construire le scénario de Suspiria. Il a aussi rassemblé une troupe de femmes qui échappaient à la norme de l’époque. Suspiria nous emmène dans une prestigieuse académie de danse allemande où le pouvoir est entre les mains des femmes. Il y a des personnages masculins, mais la plupart d’entre eux sont secondaires ; de cette façon, il y a un certain investissement dans les rôles habituels.

De fait, l’un des personnages masculins qui se démarque le plus (mais pas trop) est le jeune Mark. Il est incarné par un très jeune Miguel Bosé. Mark est un danseur de l’Académie Markos qui est soumis au leadship des femmes de l’Académie. De même, on nous le présente comme un personnage assez féminin, mais qui suscite l’intérêt de la protagoniste, Susie. Ainsi, les moules du genre ont été légèrement dissout dans le Suspiria original.

Susie est une jeune américaine qui vient en Allemagne pour étudier à l’Académie Markos, mais elle ne sait pas que cet endroit est en fait une sorte de sabbat. La présence féminine inonde l’écran, protagonistes et antagonistes, ce sont toutes des femmes.

Guadagnino va encore plus loin, au milieu de l’ère MeToo et de la revendication féministe, son film fait écho à tous ces mouvements. L’actrice caméléon Tilda Swinton joue pas moins de trois personnages, dont un homme.

Some figure

Peut-être que beaucoup pensent que ce changement de genre n’était pas tout à fait nécessaire. Et qu’il aurait pu y avoir un acteur masculin. Cependant, qu’il soit nécessaire ou non, la décision n’est autre que de revendiquer. N’oublions pas que, pendant longtemps, les acteurs de théâtre ont toujours été des hommes et, par conséquent, ils ont dû se déguiser en femmes pour jouer des rôles féminins. Ainsi, bon nombre des pièces créées par de grands dramaturges tels que William Shakespeare ont été entièrement interprétées par des hommes.

Cette déclaration d’intention dans le plus récent Suspiria finit par éliminer la présence masculine et la reléguer à un niveau encore plus secondaire. La vérité est que la sorcellerie est quelque chose que nous associons aux femmes et qui, de plus, a tendance à acquérir une connotation négative. Guadagnino décide de faire de son film une revendication féministe, en criant au passé que les femmes peuvent jouer n’importe quel rôle.

A l’heure actuelle, nous avons plusieurs exemples de la façon dont la sorcellerie a servi à montrer une nouvelle réalité. Ainsi, des séries comme American Horror Story ou Chilling Adventures of Sabrina nous ont déjà montré la revendication féministe par la sorcellerie.

Dans l’actuel Suspiria, le contexte politique de l’histoire permet d’établir un parallélisme avec l’instabilité de la gouvernabilité du sabbat. Une sorte de dichotomie entre le patriarcat historique et le matriarcat du sabbat. La version de Guadagnino se présente comme un renouvellement ou une actualisation de certaines valeurs déjà latentes dans le film d’Argento.

Deux manières de comprendre la terreur

Abstraction faite des questions plus purement culturelles et historiques, Suspiria ne cesse d’être un cinéma de terreur. Dans l’original, Argento a fait grand usage du hors-champ, laissant les mystères du sabbat cachés derrière ses murs. Par la musique et la couleur, le spectateur comprenait que quelque chose d’étrange se passait. Mais il ne pouvait pas savoir ce qui se cachait là de si mauvais.

L’arrivée de Susie en Allemagne est absolument révélatrice, Argento nous montre un espace connu : l’aéroport. Les sons ambiants et les plans sur la jeune Susie avançant vers la sortie dessinent un réalisme qui contraste avec une série de contreplans dans lesquels nous voyons la sortie de l’aéroport. Une sortie vers l’obscurité, accompagnée par la musique exceptionnelle et dérangeante de Goblin, qui semble nous avertir de la présence du mal, de l’élément fantastique ou inconnu.

Le voyage en taxi jusqu’à l’académie n’est plus prometteur, les lumières kaléidoscopiques déforment la réalité, la musique devient plus forte et l’extérieur nous montre une nature hostile et terrifiante. De cette façon, le spectateur comprend que quelque chose va se passer. Que Susie doit retourner à l’aéroport et ne jamais entrer à l’académie Markos.

Dans le plus actuel Suspiria, la présence du mal se verbalise lors de la visite chez le psychiatre de la jeune Patricia, une étudiante de l’académie. Patricia expose au psychiatre certains événements paranormaux qui se produisent à l’académie. Ainsi, deux explications possibles d’un même fait sont données. D’abord, la version rationnelle, c’est-à-dire la version du psychiatre. Ou bien la version paranormale, consistant à avoir confiance en les paroles de Patricia.

Some figure

La version de Guadagnino est plus réaliste. En effet, nous n’avons plus cette réalité déformée. Il n’y a plus de musique dérangeante. Nous nous plongeons alors dans les sons de l’environnement, dans les corps qui dansent ou frissonnent. Rouge, le grand protagoniste du Suspiria original, n’apparaît que dans les cheveux de Susie, en se connectant d’une certaine manière à l’imaginaire collectif.

Les cheveux roux ont souvent été associés à la sorcellerie et, dans le film de Guadagnino, cela devient pertinent lorsque les sorcières décident de couper les cheveux de Susie. Cependant, loin de perdre ses forces comme Samson, Susie s’élève comme l’authentique Mère Suspiriorum. Ainsi, au point culminant du film, le rouge colore à nouveau les images. Il nous plonge à nouveau dans le bain de sang et nous ramène aux racines d’Argento.

Guadagnino veut nous raconter toutes les subtilités du sabbat. A montrer ce que le précédent a laissé de côté. A chercher le lien entre la danse et la sorcellerie à travers une scène accablante et inconfortable. Pendant ce temps, Argento essaie de nous envelopper dans une atmosphère surréaliste, paranormale et étrange qui nous dérange et nous terrifie.

Sa caméra adopte une attitude plus voyeuriste. Comme s’il s’agissait d’un personnage comme les autres. Et comme s’il espionnait les mouvements des jeunes femmes de l’académie. Les deux cinéastes ont recours à des images de l’imaginaire collectif. Or, l’un le fait d’une manière suggestive, et l’autre d’une manière explicite.

Argento imaginait son film comme un conte de fées dans lequel les personnages principaux étaient des filles, ne parvenant pas à en faire une réalité, il laissa quelques traces qui se rattachent à cette vision enfantine au milieu de l’horreur.

Bref, nous sommes face à un conte de fées terrifiant. Face à une terreur actualisée qui ne laisse rien à l’imagination. Deux visions du même scénario, mais très différentes. Les deux sont agréables et excitants, même si nous retenons celui d’Argento… Et vous, lequel retenez-vous ?

 

 

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