Les "enfants sauvages" et leur comportement en société
Rédigé et vérifié par le psychologue Sergio De Dios González
L’un des grands débats de notre histoire est celui relatif à l’influence de la société sur l’enfance. Deux des principaux conférenciers de ce débat furent Jean-Jacques Rousseau d’une part, et Thomas Hobbes d’autre part. Leurs points de vue portaient sur la bonté et la méchanceté humaine, deux thèmes qui, comme nous le verrons plus en avant, étaient étroitement liés aux soi-disant “enfants sauvages”.
Jean-Jacques Rousseau (1896) soutenait que l’homme est bon par nature et que la société est celle qui le corrompt. De son côté, Hobbes (1588/1679) inventa la célèbre phrase “l’homme est un loup pour l’homme”, souhaitant dire par là que l’homme est mauvais par nature et que se sont précisément les mécanismes de contrôle social qui évitent que ce mal finisse par nous détruire.
Mais, comment déterminer qui était dans le vrai ? Bien qu’il soit impossible d’enlever un enfant de la société pour le vérifier, pour des raisons morales et éthiques, nous trouvons des cas d’enfants qui, pour diverses raisons, ont été élevés loin de la société. Ces cas ont fait l’objet de la dénomination “enfants sauvages”.
“‘Je ne m’aime pas’, a déclaré quelqu’un pour expliquer sa propension à la société. ‘Le ventre de la société est plus solide que le mien, il me retient’.”
-Friedrich Nietzsche-
Les “enfants sauvages” sont des personnes qui vécurent loin de la société à une période de leur enfance, ce qui comprend à la fois les enfants qui ont été confinés comme ceux qui ont été abandonnés dans la nature. Bien qu’il n’existe que peu de cas, et que dans certains d’entre eux l’existence de l’isolement ait été remise en question ou correspond à des mythes peu crédibles, nous trouvons plus de vingt cas qui, dans une plus ou moins grande mesure, ont fait l’objet de documentations et d’études.
Víctor de Aveyron
Le cas le plus célèbre d’enfant sauvage est peut être celui de Victor de Aveyron. Victor (Itard, 2012) a été capturé quand il avait environ onze ans. Il s’échappa au bout d’une semaine et fut de nouveau capturé alors qu’il se cachait dans une maison abandonnée. Il fut admis dans un hôpital où son cas fut étudié.
L’une de théorie les plus prégnante relative au cas de Victor est qu’il souffrait de troubles autistiques. Compte tenu des comportements étranges qu’il présentait, sa famille l’abandonna. Par ailleurs, les nombreuses cicatrices que Victor présentait n’étaient pas dues à sa vie sauvage, mais résultaient d’abus physiques antérieurs au moment de sa découverte dans les bois.
Selon l’un des médecins ayant pris part à l’étude de son cas (Itard, 1801), Victor était “un enfant désagréablement sale, affecté par des mouvements spasmodiques et même des convulsions ; qui se balançait sans cesse comme le font les animaux du zoo ; qui mordait et griffait quiconque s’en approchait ; qui ne montrait aucune affection à l’encontre de ceux qui prenaient soin de lui et qui, en outre, était indifférent à tout et ne faisait attention à rien”. Bien que son apparence physique et sa sociabilité s’amélioraient, les tentatives pour lui apprendre à parler et à se comporter de manière civilisée ont échoué.
Marcos Rodríguez Pantoja
Bien qu’il existe plusieurs cas d'”enfants sauvages” qui ont vécu avec des animaux tels que des chèvres, des chiens, des gazelles, des loups, des singes, etc, beaucoup de ces cas ont été écartés faute de données pouvant certifier de leur authenticité. Cependant, le cas de Marcos se distingue du fait de sa proximité et de sa vérifiabilité temporelle. Marcos a été vendu par ses parents à l’âge de sept ans à un propriétaire terrien qui le donna ensuite à un gardien de chèvres avec lequel il vécu dans une grotte jusqu’à sa mort. À la mort de ce dernier, Marcos est resté seul pendant onze ans jusqu’à ce qu’il soit découvert par la Garde civile. Au cours de ces onze ans, sa seule compagnie était des loups.
L’étude de ce cas a été réalisée par l’anthropologue et écrivain Gabriel Janer Manila (1976). La raison de son arrêt réside dans un contexte socio-économique d’extrême pauvreté. Les compétences que Marcos a appris avant son abandon, ainsi que son extraordinaire intelligence naturelle, sont les éléments qui ont rendu possible sa survie. Lors de son isolement, Marcos a appris les bruits des animaux avec lesquels il cohabitait et les utilisait pour communiquer avec eux, alors qu’il abandonnait progressivement le langage humain.
Une fois réintroduit dans la société, il commença une réadaptation aux usages humains, même s’il montra dans sa vie d’adulte une préférence pour la vie à la campagne avec des animaux . Il a également développé une certaine animosité à l’encontre du bruit et des odeurs de la ville, et maintint la conviction que la vie parmi les humains est pire que la vie parmi les animaux.
Genie
Les parents de Genie (Rymer, 1999) souffraient de difficultés : sa mère était aveugle suite à un décollement de la rétine et à la présence de cataracte, son père souffrait de dépression, laquelle empira lorsque sa mère mourut lors d’un accident de voiture. Genie commença à parler plus tard que la majorité des enfants et les médecins diagnostiquèrent une éventuelle déficience intellectuelle. C’est pourquoi son père, par crainte que les autorités ne lui retirent sa fille, comprit qu’il devait la protéger contre les dangers du monde extérieur.
Genie fut enfermée dans sa chambre avec pour seul contact celui de son père. Genie avait interdiction de faire du bruit et passait ses nuits dans une cage. Son alimentation consistait principalement en nourriture pour bébés. À l’âge de 13 ans, elle était en mesure de comprendre seulement 20 mots, lesquels pour la plupart étaient courts et négatifs : arrête tout de suite, ça suffit, non … La chambre de Genie était scellée, elle ne disposait que d’un seul petit trou lui permettant de voir 5 centimètres du monde. Les autres habitant-e-s de la maison avaient interdiction de lui rendre visite ou même de lui parler.
En fin de compte, la mère de Genie réussit à s’échapper avec elle et son frère, permettant ainsi aux autorités de placer Genie en traitement (Reynolds et Fletcher-Janzen, 2004). La première partie du traitement fut réalisée en isolant la fille de sa mère et il en résulta qu’elle avait régressé. Elle était pire qu’à son arrivée. Elle fut ensuite rendue à sa mère, laquelle se rendit compte rapidement qu’il était très difficile de s’en occuper, ce qui conduisit les autorités à la placer dans diverses familles d’accueil où elle sera parfois l’objet de nouvelles maltraitances.
Rochom P’ngieng
Rochom (El País, 2007) était une fille cambodgienne qui se perdit à l’âge de 9 ans dans la jungle, réapparaissant 10 ans plus tard. Après avoir disparu de la ferme de ses parents, elle fut retrouvée par un fermier qui la remit à la police sans que l’on ne sache rien d’elle pendant 10 ans.
De retour dans la société, Rochom ne supportait pas de s’habiller, ne se souvenait pas qu’elle parlait, et grognait. Elle se déplaçait toujours accroupie et tentait de s’échapper lorsqu’on la laissait seule. Les nombreuses cicatrices qu’elle présentait lorsqu’on la trouva conduirent à penser qu’elle aurait pu être en captivité, voir même abusée (The Guardian, 2007). Par la suite, Rochom s’échappa pour être trouvée 10 jours plus tard dans une fosse septique. Elle fut sauvée et internée dans un hôpital où, selon ses parents, elle était dépourvue de forces, dormant toute la journée. Elle était pâle et faible.
Insertion dans la société
Le retour de ces “enfants sauvages” dans la société n’a pas été facile. Certains facteurs, tels que le degré d’isolement et l’âge qu’ils avaient lorsqu’ils ont été isolés de la société seront déterminant pour comprendre leurs comportements dans la société (Singh et Zingg, 1966). Les “enfants sauvages” qui ont été privés de tout contact avec les humains, qui pour certains n’ont même jamais rencontrés d’humains, présenteront davantage de difficultés. Ceux qui ont vécu parmi les animaux pourraient disposer d’une meilleure capacité d’adaptation.
L’apprentissage vicariat est une partie très importante du développement et celleux qui l’ont perdu auront plus de difficulté à avoir des comportements qu’iels n’ont jamais vus. La privation de stimuli à un âge très précoce délimitera les expériences de ces enfants (McCrone, 1994). Par ailleurs, l’isolement peut parfois générer une limitation des mouvements du corps et créer des malformations physiques. D’autres compétences basiques, telles que la mémoire spatiale, peuvent ne pas se développer dans des situations d’isolement.
“Je sais qu’un jour je rentrerai chez moi et que mon fils n’y sera plus. Je l’aurai perdu, mais dès lors le problème ne sera pas uniquement le mien, ce sera le votre également.”
-Film “Les enfants sauvages”-
D’autre part, notamment pour les “enfants sauvages” ayant vécu avec des animaux, l’intelligence naturaliste (Gardner, 2010) est généralement très développée . Il s’agit de la capacité de percevoir les relations entre les espèces, les groupes d’objets et les personnes en reconnaissant les différences et les similitudes quelles présentent. Elle se spécialise dans l’identification, le discernement, l’observation et la classification des membres de groupes ou d’espèces de la flore et de la faune, étant le terrain d’observation et d’utilisation efficace du monde naturel.
Cependant, le manque d’interactions avec d’autres personnes ainsi que l’absence de liens affectifs sont autant de capacités basiques que les “enfants sauvages” ne développeront pas. En raison de cela, ainsi que de la grande composante culturelle des émotions et de leur régulation, ces enfants présentent des difficultés pour s’adapter à ces normes tacites qui régissent le fonctionnement de toute société.
La communication des “enfants sauvages”
Le développement du langage est un autre élément crucial . Les humains, à la naissance, sont capables d’effectuer plus de 200 sons différents. La société, par le renforcement, indiquera lequel de ces sons fait partie de la ou des langues que les enfants finiront par parler. Les enfants qui n’ont pas fait l’objet de ce renforcement dès leur plus jeune âge auront plus de difficultés à prononcer correctement. La même difficulté apparaîtra avec la grammaire.
Le linguiste Noam Chomsky (1957-1999) émit l’idée selon laquelle il existe une période limite pour apprendre une langue de manière naturelle. Cette période est située à trois ans et une fois est passée sans que l’enfant n’apprenne une langue, ce dernier ne parviendra pas à développer les structures cérébrales nécessaires pour l’apprendre. Bien que des mots puissent être appris, la maîtrise complète de la langue nécessitera un effort extraordinaire.
Comme l’indique Chomsky, nous disposons à la naissance de structures cérébrales innées . Ces structures, qui ont été formées de façon évolutive, sont préprogrammées pour développer certains comportements ou actions tels que le langage. Cependant, si ces structures ne reçoivent pas les stimuli nécessaires pour qu’elles puissent compléter leur développement avant un certain âge, elles cesseront d’être utiles et ne parviendront pas à remplir leur fonction. Par ailleurs, il est nécessaire que le développement desdites structures se produise en même temps que celui d’autres structures cérébrales.
Les “enfants sauvages” hors de l’écran
L’image de Mowgli, l’enfant de la jungle créée par l’écrivain Rudyard Kipling (1894), ne correspond pas à la réalité des “enfants sauvages”, tout comme nous ne pouvons pas prendre Tarzan comme référence. Les privations subies par ces enfants ne les transforment pas en révolutionnaires au moment de retourner dans la société.
Les perspectives d’avenir pour les “enfants sauvages” ne sont généralement pas bonnes. Après avoir été privés de stimuli et d’expériences communes à l’espèce humaine, ils traverseront des périodes critiques en vue de développer certaines capacités, telles que le langage, expériences et stimuli qu’ils ne parviendront jamais à récupérer.
-Agustín Tosco-
Bibliographie
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