Big Eyes, les femmes et le monde artistique

Big Eyes, les femmes et le monde artistique
Leah Padalino

Rédigé et vérifié par critique de cinéma Leah Padalino.

Dernière mise à jour : 10 novembre, 2022

Big Eyes (2014) est probablement le film le moins “burtonien” de Tim BurtonNous y trouvons à peine trace de l’essence du réalisateur. Il ne s’agit pas du tout de ce à quoi Burton nous a habitué et ce, non pas car il s’agit d’une histoire basée sur des événements réels, il l’avait déjà fait dans Ed Wood, mais plutôt car nous sommes face à un film dans lequel son empreinte ne ressort pas et que nous pourrions parfaitement attribuer à un tout autre directeur.

L’histoire de Margaret Keane semble très bien cadrer avec Tim Burton, grand admirateur de peinture ; le problème se situe au niveau de la direction que prend le film, nous n’y voyons plus Burton mais tout autre chose. A ce stade, la question est de savoir s’il s’agit vraiment d’un problème, comme ce fut le cas pour la plupart des fans de Tim Burton qui attendaient avec impatience un autre film à l’esthétique si particulière. Ce fut également un problème pour les critiques qui s’attendaient à trouver un nouveau Ed Wood.

“La peinture dit “Keane” ; Je suis Keane, tu es Keane. A partir de maintenant, nous sommes un.”

-Walter Keane, Big Eyes-

Je pense toutefois qu’il existe certaines choses que nous pouvons sauver de ce film, je pense que nous pouvons arrêter de penser un instant à Burton et nous concentrer sur le film lui-même. En outre, pour ceux qui ne sont pas de fidèles disciples du réalisateur, Big Eyes peut être une excellente découverte.

Big Eyes n’est pas exceptionnel, mais ce n’est pas un mauvais film non plus. Big Eyes parvient à nous rapprocher du monde de Margaret Keane, de son art et de la lutte des femmes pour se faire une place dans le monde artistiqueBig Eyes n’est pas Eduard aux mains d’argent, il fait partie de notre histoire de l’art contemporain.

Big Eyes , la soumission des femmes

L’histoire compte peu de femmes ayant excellé dans le monde artistique, peu importe que nous parlions de littérature, de philosophie, de cinéma, de peinture ou de sculpture, peu de noms féminins nous viennent à l’esprit.

Les femmes ont été reléguées au second plan, la société patriarcale l’ayant cachée et peu sont celles ayant connues un chemin facile dans un monde d’hommes. Ce n’est pas que les femmes écrivent moins, qu’elles soient moins aptes à peindre ou qu’elles ne soient pas bonnes en philosophie, il s’agit du fait qu’elles sont restées dans l’ombre.

“Personne n’achète des tableaux peints par des femmes.”

-Walter Keane, Big Eyes-

De nombreuses femmes ont été contraintes d’utiliser des pseudonymes masculins pour pouvoir publier une oeuvre. Sans remonter trop loin, la célèbre auteur de la saga Harry Potter a utilisé les initiales JK Rowling, au lieu de son nom Joanne, pour cacher le fait qu’il s’agissait d’une femme et laisser place à une certaine ambiguïté, en évitant d’être automatiquement catalogué comme une femme.

L’histoire que présente Burton dans Big Eyes est la véritable histoire de Margaret Keane, une peintre américaine qui dut se battre pour la paternité de son travail. Margaret signait ses œuvres particulières comme Keane, nom de famille de son mari Walter, de sorte que le public considérait qu’il était l’auteur des tableaux .

Walter Keane était chargé de vendre les tableaux et de diriger les affaires de son épouse, mais finit par s’autoproclamer auteur des œuvres. Dans le film, nous voyons un Walter, interprété par un magnifique Christoph Waltz, manipulateur, une sorte de séducteur possédant un côté très sombre.

big eyes

Margaret, interprétée par une Amy Adams exceptionnelle, s’était déjà mariée une fois et, à la suite de ce mariage, avait une fille, Jane. Dans les années 50 et 60, il était très important pour les femmes d’avoir un mari, une famille stable, et le fait d’être divorcée n’était évidemment pas bien vu.

Trouver un mari en ayant déjà une fille n’était pas une tâche facile, raison pour laquelle Margaret se laissa duper par le “charmant” Walter Keane. Margaret est une femme de son époque, innocente et soumise, mais avec un grand talent artistique.

Au début, Margaret succombe aux charmes de Walter, et est même heureuse de voir que son travail jouit d’une grande acceptation et rapporte de grands bénéfices économiques. Elle sera toutefois peu à peu déçue  et verra en Walter le manipulateur qu’il est vraiment et prendra conscience de la maltraitance psychologique qu’il exerce sur elle. Tout cela conduira finalement à un terrain marécageux, médiatique et marqué par les recours judiciaires.

“Je n’ai jamais agi avec la liberté. J’étais une fille, puis une femme et ensuite une mère. Toutes mes peintures viennent de Jane parce qu’elle est la seule chose que je connais.”

-Margaret Keane, Big Eyes-

Big Eyes , l’éveil des femmes

Margaret se réveille finalement et commence son combat contre Walter, ce qui l’amènera à une situation de tension constante pour récupérer la paternité de ses peintures. Après des années de lutte, elle parvient à gagner le procès et démontre qu’elle est le véritable auteur de ces “grands yeux”.

Pendant un certain nombre d’années, le monde vivait dans un mensonge, tous ces acheteurs et amateurs de l’œuvre de Walter Kean ne pouvaient imaginer que, derrière cette signature, se cachait en réalité sa femme. Ce mensonge était le mensonge de Margaret, celui qui marquerait sa vie et la conduirait à vivre enfermée dans son propre art.

“Vous avez eu une éducation chrétienne, vous savez ce qu’ils nous enseignent : l’homme est le chef de famille. Peut-être que vous devriez confier en son jugement.”

-Big Eyes-

Finalement, épuisée par cette situation, elle divorça de Walter et réussit à faire reconnaître son travail comme étant le sien. Elle n’était même pas consciente de la situation dans laquelle elle était impliquée, elle n’avait pas idée des difficultés qui l’attendaient lorsque tout commença, et elle ne se rendait non plus pas compte que son amour-propre était au plus bas.

La révolution féminine ne faisait qu’émerger, ce n’était que la pointe de l’iceberg de tout ce qui arriverait plus tard. À une époque où la mentalité était soumise au patriarcat, Margaret ne fut pas en mesure d’arrêter à temps, de freiner son mari manipulateur. C’est pourquoi la lutte dura de nombreuses années, Walter Keane étant déjà un artiste renommé lorsqu’elle revendiqua la paternité de son travail.

La lutte de Margaret Keane est la lutte de toutes les femmes, de tous ceux qui souhaitent se faire une place dans le monde de l’art ; ce fut un réveil, une renaissance. Burton présente un film qui nous rapproche d’une réalité pas si lointaine, la lutte de Margaret sera en outre un combat contre le machisme et toute une société  qui lui tournera le dos.

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Les tableaux de Margaret Keane

“Je pense que nous voyons des choses dans les yeux. Les yeux sont la fenêtre de l’âme.”

-Margaret Keane-

Les peintures de Margaret sont caractérisées par l’expressivité et la grande taille des yeux des enfants qui y sont représentés. Les peintures sont devenues de plus en plus tristes, comme Margaret elle-même.

Des enfants qui semblaient sortir d’une guerre, des yeux qui reflétaient les profondeurs de l’âme, des sentiments humains. Il s’agit de peintures impressionnantes mais qui ne possèdent pas l’art nécessaire pour être exposées dans un musée et qui, pour beaucoup, se situent à la frontière du kitsch.

big eyes

Margaret Keane possède des fans célèbres et particuliers tels que Burton, Alaska, Joan Crawford (qui avait un portrait d’elle peint par Margaret) ou Marilyn Manson.

I l existe de nombreux collectionneurs de l’œuvre de Keane, mais elle fut toujours considérée comme une  outsider , un peintre trop  kitsch pour se faire une place dans le monde de la culture.

Susan Sontag évoqua cela dans Notes sur le camp, et nous pouvons dire qu’elle n’avait pas tort lorsqu’elle disait que “le banal, au fil du temps, peut devenir fantastique”, et il s’agit précisément de ce que je voulais de transmettre Burton dans son film, venir en aide à un auteur qui souffrit et se battit pour son travail et qui, peut-être, mérite une certaine reconnaissance.

“Je voulais juste que le monde sache qu’il s’agissait de mes peintures.”

-Margaret Keane-



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